15
Après avoir longuement palabré, ils ont décidé d’enfermer Brandon dans la maison de Wong et de gagner la réserve sans attendre.
— Je ne veux pas de lui là-bas, décrète Peggy. C’est trop dangereux, il est incontrôlable. Je ne plongerai pas en sachant qu’il est là-haut, au bord du bassin, en train de préparer je ne sais quelle nouvelle idiotie. Il est fichu de prendre le parti du requin ! Ce sera déjà assez dur comme ça, pas la peine d’en rajouter.
— À l’heure qu’il est, le « tigre » a peut-être déjà digéré le cylindre, hasarde Wong. Je veux dire qu’il l’a sans doute chié quelque part au fond du bassin. Si c’est le cas, nous devrions le trouver sans trop de mal, il suffirait d’emporter un simple détecteur de métal et…
— Ne compte pas là-dessus, fait Peggy. D’abord, les requins conservent la nourriture très longtemps dans leur estomac. Des jours entiers. Ensuite, je pense que Brandon n’est pas si bête. Il a probablement enveloppé le container dans un filet muni d’hameçons, pour que le tube reste accroché à l’intérieur du squale au lieu de s’engager dans l’intestin.
— Et ça ne pourrait pas tuer l’animal ? Je ne sais pas… en occasionnant des déchirements, des hémorragies…
La jeune femme hausse les épaules.
— Aucun risque. Ces bêtes sont incroyablement résistantes. C’est pour ça que les fusils à charge explosive sont sans grand effet sur eux. On en a vu continuer à nager et à dévorer leur proie alors qu’on leur avait sectionné la moelle épinière. Ils étaient en train de crever, mais ils mangeaient tout de même. Un requin bouffe par principe, même s’il n’a pas faim. S’il est plein, il vomira, mais cela ne l’empêchera pas de chercher aussitôt un nouveau gibier, pour se remplir, quitte à vomir une deuxième fois. Ils n’ont rien de commun avec les lions qu’on peut amadouer en leur bourrant la panse. Le squale dévore par automatisme, parce que l’occasion lui en est donnée.
La porte d’entrée verrouillée, ils grimpent dans le Hummer. Brandon les observe depuis la baie vitrée. Il a plus que jamais l’air d’un petit garçon en colère. À la fin, il hausse les épaules et leur tourne le dos.
Peggy observe les environs, à la recherche de l’ennemi invisible, les kwaïdan dépêchés par les yakuza.
— J’espère qu’ils ne lui feront rien… Murmure-t-elle.
— Je ne pense pas, lâche Wong. Ils ont compris que nous nous mettions en quête. C’est un bon point pour nous de leur laisser Brandon en otage. C’est une pratique courante en Asie dans l’art de la guerre. Une preuve de bonne volonté.
Le véhicule s’élance sur la route. L’aube se lève à peine. Peggy sait qu’une longue journée les attend. Une journée difficile. Elle pense au coffre-fort vivant qui nage en ce moment dans le bassin naturel de la réserve. Il n’y a qu’un « tigre » dans le troupeau, aisément reconnaissable à ses rayures dorsales. Ils n’auront même pas besoin de la balise pour le localiser. Elle sait aussi que le requin tigre est le prédateur le plus dangereux après le grand blanc, rendu célèbre par le cinéma. Le « tigre » est plus petit, mais tout aussi hargneux. Moins rare que le trop fameux Carcharodon carcharias, le Galeocerdo cuvieri totalise davantage d’attaques. Juste après lui vient le requin-taureau, qui, lui, a la spécialité de remonter les fleuves et de s’insinuer jusque dans les canaux d’irrigation.
Wong ne dit rien, lui non plus. Il devine que la partie sera difficile.
Ils roulent sans aucun arrêt jusqu’à la réserve. Peggy saute du véhicule et va déverrouiller la grille au moyen de la carte magnétique suspendue à son cou comme une plaque d’identité militaire. Wong engage le Hummer sur le parking. La jeune femme prend soin de fermer toutes les entrées. Le bassin est d’un bleu sombre, presque noir, à peine ridé de vaguelettes. On ne distingue aucun aileron, même en bordure du filet qui ferme la crique. À cette heure matinale, la piscine a l’aspect d’un petit lac de montagne paisible.
« C’est l’arène, pense Peggy, et dans quelques minutes, nous en serons les gladiateurs… ou les chrétiens jetés aux lions. »
Elle se domine. Le vent lui semble glacial, elle est à bout de nerfs, épuisée, mais il est vrai qu’elle a très peu dormi. D’un signe, elle fait comprendre au Japonais qu’il doit entrer dans le hangar. Elle renouvelle le cérémonial de la carte magnétique. Tout est blindé. Sécurisé. Le matériel entreposé représente une fortune. Elle allume les rampes des plafonniers. De grandes armoires métalliques occupent les parois. Au centre : une table, et un compresseur 200 bars qui sert à remplir les bouteilles de plongée d’air médical, débarrassé de toute particule nocive.
Wong attend.
— Je vais être obligée de te donner un cours de formation accélérée sur les requins, dit-elle d’une voix tendue. Rassure-toi, je ne t’encombrerai pas la tête de notions compliquées. En réalité il n’y a aucune règle sûre. Pas de principes sur lesquels s’appuyer.
Elle ouvre un coffre, en sort deux combinaisons de plongée constituées de milliers d’anneaux, comme les cottes de mailles des chevaliers du Moyen Âge. Sous la lumière électrique, elles ont quelque chose de soyeux qui les fait paraître fluides, mais en réalité elles pèsent chacune près de 15 kilos.
Elle répète à Wong ce qu’elle a déjà expliqué plusieurs fois à Brandon : la cotte de mailles empêche les dents de pénétrer dans la chair du plongeur, mais elle ne peut rien contre la puissance d’écrasement des mâchoires qui est considérable. On n’est pas dévoré, seulement broyé.
— Il y a un autre problème, ajoute-t-elle, tout ce qui est métallique – les combinaisons d’acier, les cages de protection, les fusils, les bouteilles d’air comprimé – émet des champs magnétiques ; or les requins, grâce aux canaux de Lorenzini dont ils sont équipés, ont une perception très aiguë des ondes électriques. Le moindre morceau de fer qui se promène sous l’eau agit sur eux comme un signal d’alarme. Leur radar naturel est très au point.
— On m’a parlé de brouilleurs, objecte Wong. On m’a dit qu’il suffisait de les déclencher pour devenir invisibles aux yeux des squales.
— Oui, grommelle la jeune femme. C’est ce que font certains animaux pourvus de glandes électriques, comme les gymnotes. En théorie, un court-circuit fait perdre son sens de l’orientation à tout requin normalement constitué. Il ne faut pas trop s’y fier cependant. Ce qui fonctionne sur un requin reste sans effet sur un autre. Et puis un squale dispose de tout un arsenal de détecteurs : si le radar tombe en panne, le système de détection olfactif prend le relais, et ainsi de suite. Je te rappelle qu’ils sont capables de repérer une odeur diluée dans 30 millions de fois son volume d’eau.
Elle pose une boîte percée de trous sur la table, actionne un poussoir. Des poissons de plastique pointent le museau hors des orifices. Leur ventre est transparent comme une éprouvette, il contient un liquide brun.
— De la triméthylamine, commente Peggy, une sécrétion de poisson concentrée. Ces bestioles fonctionnent comme les leurres de contre-mesures d’un sous-marin nucléaire, ceux qu’on éjecte pour égarer les torpilles ennemies. Dans le cas de nos fausses sardines, on les lâche pour tromper le requin et le lancer sur une fausse piste. L’odeur de poisson est si forte qu’il doit normalement les prendre en chasse… Je dis bien normalement, car personne ne peut prévoir ce qu’il décidera réellement de faire. La logique n’est pas très utile en matière de requins.
— Tu es en train de me dire qu’en dépit de tout cet attirail nous sommes à peu près aussi démunis que si nous plongions nus ? fait Wong d’un ton où perce l’irritation.
— Oui, confirme la jeune femme. Je ne peux t’offrir aucune garantie. Les armes qui s’entassent ici n’ont rien de magique. Tiens… voilà un fusil à lumière. Il émet des flashes très puissants qui aveuglent les squales. En théorie, c’est formidable parce que le requin a une vue perçante, même la nuit ou dans l’eau vaseuse. Il est donc facile de l’aveugler par des séries d’éclairs au magnésium. L’ennui, c’est que le plongeur se trouve lui aussi aveuglé par la même occasion. Comme le squale récupère plus vite que l’homme, il est de nouveau opérationnel alors que sa proie y voit à peine. Tout est à double tranchant.
— Comment allons-nous faire pour le forcer à entrer dans la cage ? interroge l’Asiatique.
— Généralement, on fait sauter une capsule de triméthylamine installée au fond de la nasse, l’odeur de poisson devient si forte que le requin s’y précipite. On peut aussi l’attirer en provoquant des émissions d’oxygène. Les squales sont les grands asthmatiques de l’océan, toujours en quête d’un surcroît de bulles. Ils les avalent gloutonnement, pour recharger leur sang.
— Pourquoi ?
— Leurs branchies ne sont pas assez importantes par rapport à la masse de leur corps, c’est pour ça qu’on a longtemps cru que les requins ne s’arrêtaient jamais de nager sous peine de mourir asphyxiés. C’était le fameux axiome : un requin qui s’arrête est un requin mort.
— Et ce n’est pas vrai ?
Peggy hausse les épaules.
— On en est beaucoup moins sûr aujourd’hui. Encore une fois, ce qui semble valable pour quelques-uns n’est pas valable pour tous. Certains squales peuvent s’immobiliser des jours durant sans subir aucun préjudice, on ne sait pas pourquoi.
Peggy inspire profondément. Son plexus est si noué qu’elle éprouve une violente douleur à la pointe du sternum. Elle ne cherche pas à se cacher qu’elle grelotte d’angoisse.
— Ça va être dur ? interroge Wong.
— Oui, chuchote-t-elle en fuyant le regard de l’homme. En plus nous approchons de la saison des amours, et ils sont particulièrement nerveux à ce moment-là. À la moindre erreur, ils nous mettront en pièces, malgré tout notre attirail défensif.
Elle ouvre une armoire. Des boîtiers étanches munis d’une courte antenne s’alignent sur une étagère. Chacun porte un numéro. Ce sont les récepteurs calés sur les balises agrafées dans l’aileron dorsal de chaque requin. Une ampoule jaune occupe la place que tiendrait le haut-parleur sur un talkie-walkie. Elle clignote de plus en plus vite au fur et à mesure qu’on se rapproche du squale dont elle reçoit les signaux. La jeune femme consulte le panneau pour s’assurer qu’elle prend la bonne balise, celle réglée sur la fréquence du « tigre ».
Ils s’équipent en silence, s’entraidant lorsqu’une lanière, une courroie, pose un problème. Le poids de la cotte de mailles et des bouteilles leur casse les épaules. Pendant un instant, Peggy se demande si elle sera seulement capable de sortir du hangar. Elle a suspendu toutes les armes à sa ceinture.
Quand ils sont au bord du bassin, elle s’agenouille et désigne une trappe dans le sol. Un gros bouton-poussoir rouge est fixé à proximité, protégé par un capuchon de plastique transparent.
— Je dois encore te parler de ça, dit-elle. C’est le dispositif qu’on utilise en dernier recours pour attirer un requin dans le piège. Un câble part d’ici et file droit au centre de la cage. Quand on appuie sur ce bouton, on libère un leurre mécanique dont le profil évoque pour n’importe quel squale un plongeur humain ou un phoque. C’est une sorte de mannequin pourvu de bras et de jambes, et qui s’agite bruyamment dans l’eau en multipliant les signaux attractifs : bulles d’oxygène, champs magnétiques, émissions de sécrétions appétissantes. Dès qu’il est sorti de son tube, le bonhomme glisse vers la cage comme la nacelle d’un téléphérique. Et les requins se lancent à ses trousses… L’ennui, c’est qu’ils réussissent parfois à l’intercepter avant qu’il n’entre dans la boîte.
— Mais ces signaux ne s’adressent pas à un seul requin, observe Wong. Tous les perçoivent en même temps… On risque donc de voir toute la meute se jeter sur le plongeur. Ce ne sera pas forcément le bon qui pénétrera dans la cage.
— Exact, confirme Peg. Notre boulot va donc consister à éloigner du leurre tous ceux qui ne nous intéressent pas. Seul le « tigre » doit prendre le mannequin en chasse. Il est facile à identifier à cause de ses rayures.
— Et comment procède-t-on pour détourner les autres concurrents ?
— Dard électrique, fusil à lumière, poissons mécaniques, tu as le choix… Il faut faire attention avec les cartouches chargées au CO2 comprimé. Si tu me touchais à la place du requin, mon estomac ou mes intestins exploseraient sous l’effet de la dilatation. Ça s’est déjà produit. Il arrive que dans la panique les plongeurs calculent mal leurs mouvements et s’entre-tuent. On en a vu s’électrocuter mutuellement. Une décharge électrique dans la poitrine peut provoquer un arrêt cardiaque instantané.
— Où faut-il frapper les squales pour leur faire mal ?
— Je te l’ai déjà dit, les requins méprisent la douleur. Un gros trou dans le ventre ne les arrête pas. C’est plutôt la surprise qui leur fait rebrousser chemin. Flashe-les dans les yeux avec la machine à éclairs. Comme tous les animaux jouissant d’une vision crépusculaire performante, ils ont horreur des lumières vives.
Peggy crache dans son masque et le rince.
— Une dernière chose, conclut-elle. Si ça tourne mal, gagne l’un des abris qu’on a aménagés dans la paroi. Ce sont des trous creusés dans la roche et défendus par une grille. Il suffit de la soulever et de se glisser en dessous. Si tu es poursuivi par un requin, ça te fournira une excellente position de repli. Ne cherche pas à remonter à la surface, tu n’en aurais pas le temps. Descends plutôt au fond. L’emplacement des refuges est signalé par une grosse balise clignotante.
Elle a du mal à parler car sa bouche est sèche. Elle donnerait n’importe quoi pour un verre d’eau.
— Allez, souffle-t-elle, on y va. Contente-toi de me suivre mais surveille tes arrières. Le requin prend souvent ses victimes à revers. Rappelle-toi qu’on ne l’aperçoit qu’à la dernière minute. En nage de croisière il se déplace à 35 km/h, mais en attaque il va deux fois plus vite.
Elle ajuste son masque sur ses yeux, mord l’embout du respirateur et empoigne l’échelle corrodée par le sel qui permet de descendre dans le bassin. C’est la première fois qu’elle plonge dans l’arène sans le secours d’une équipe de professionnels aguerris. Tous les squales prisonniers de la réserve sont potentiellement des tueurs redoutables. Brandon ne pouvait pas choisir meilleur coffre-fort. Pendant qu’elle se laisse couler, des souvenirs effrayants traversent l’esprit de la jeune femme. Des naufrages, des hommes à la mer… L’horrible carnage de L’Indianapolis, celui du San Juan… chaque fois près – ou plus ! – de mille morts parmi les naufragés. Mille morts tous imputables à l’acharnement des requins pris de frénésie. Elle ne doit surtout pas penser à cela, ce n’est pas le moment.
Elle descend dans l’eau qui se trouble au fur et à mesure qu’elle se rapproche du fond. Pas mal de vase en suspension dès qu’on frôle le massif corallien. Impression désagréable de nager dans le brouillard, équivalent liquide du fog londonien. Cette visibilité réduite ne gêne en rien les squales. La légende tenace qui veut faire d’eux des myopes, à l’exemple des rhinocéros, est absurde.
Peggy réalise qu’elle est sur le point de céder à une attaque de stress panique. L’arrivée de Wong l’oblige à se dominer. La cotte de mailles accroche des irisations lumineuses qui donnent au Japonais l’aspect irréel d’un chevalier tombé de son destrier, et qui se noierait au fond d’un lac, entraîné par le poids de son haubert. Dans l’eau, la surcharge de l’équipement est à peine sensible. Peggy insuffle un peu d’air dans son gilet stabilisateur pour augmenter sa flottabilité et se met à nager lentement en prenant soin de ne pas effleurer le corail qui est très coupant à cet endroit. Elle ne peut s’empêcher de jeter de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule, mais les bulles qui s’échappent du détendeur gênent sa vision. Elle doit se retenir de respirer dès qu’elle veut surveiller ce qui se passe derrière elle. Elle a du mal à ne pas céder à la paranoïa qui saisit tout plongeur nageant à proximité d’un requin. Elle connaît bien cette sensation d’accompagnement invisible… de filature. L’impression de traîner un fil à la patte, d’avoir été prise en chasse. La menace est là, quelque part, noyée dans le bleu laiteux. Elle surgira soudain, se matérialisant à la dernière seconde.
« Alors, je serais tétanisée, pense-t-elle, comme la plupart des plongeurs. Incapable de la moindre réaction. Le temps que je me ressaisisse, il sera déjà trop tard. J’aurai perdu un bras… »
Elle songe à ces Polynésiens qui croient les requins habités par l’âme des pêcheurs morts en mer. Ils refusent de les tuer car ce serait là un acte sacrilège analogue à un viol de sépulture. Pour eux, le requin est un cercueil flottant, muni de nageoires ; il faut se garder de le profaner.
Peggy frémit, une ombre blanchâtre vient de se profiler sur sa gauche. Une silhouette fantomatique, fugitive… C’est venu, c’est reparti. Les squales ont pour habitude de nager en cercle autour de leur future proie pour la soupeser. Ensuite vient l’attaque, foudroyante. Un seul passage. C’est la règle. Jamais d’acharnement. Une frappe éclair, mais qui cherche toujours à emporter le plus gros morceau.
Elle flotte dans un cosmos liquide peuplé de tueurs à tête chercheuse pour une baignade accompagnée à laquelle elle ne survivra peut-être pas.
La jeune femme allume le récepteur de balise attaché à son poignet. Le clignotement est lent. Le « tigre » est loin. Ce n’est donc pas lui qui rôde. Elle peste contre la vase en suspension. C’est à peine si elle arrive à distinguer la cage calée entre les pierres, porte ouverte. La prison se prolonge par un tunnel d’arceaux qui mène à un gros container : la « baignoire ». Une fois le squale dans la cage, on le chasse à coups d’aiguillon vers cette boîte fuselée où on le bouclera avant de le hisser à l’air libre. L’aquarium de métal aux allures de torpille échouée permet de manipuler la bête avec un minimum de risques, il empêche également le prisonnier de se blesser en donnant des coups de queue en tous sens.
Une demi-heure s’écoule en une pénible partie de cache-cache. Des formes blanches ou grises se dessinent, s’évanouissent. Peggy et Wong ont atteint le grand filet d’acier qui bloque l’entrée de la crique, ce filet qui attise la haine des écologistes car de nombreuses bêtes viennent s’y prendre : tortues, anguilles, qui restent là, à agoniser, incapables de se dépêtrer du piège des mailles. Le clignotement du récepteur se fait plus rapide. Le « tigre » est là, rôdant devant l’obstacle qui lui interdit l’accès à la haute mer. Peggy se retient de respirer. Les bulles s’échappant de son respirateur font un vacarme effroyable.
Soudain, une masse surgie du brouillard la frôle. C’est comme si une voiture la heurtait. Elle sent les denticules de l’épiderme racler interminablement la cotte de mailles. Le requin n’a fait que la frôler. Si elle avait été en bikini, toute sa peau serait partie sous l’effet de cette simple caresse. Elle aurait été écorchée vive et son sang aurait commencé à se répandre dans l’eau. Elle enclenche le brouilleur électrique qui va perturber le radar du squale et l’empêcher de se « verrouiller » sur sa cible. Mais elle ne peut pas continuer trop longtemps, sinon le « tigre » perdrait tout sens de l’orientation et il deviendrait alors impossible de le pousser vers la cage. Elle arrête de bouger. Le « tigre » revient déjà à l’attaque. En raison de l’effet grossissant du milieu liquide, il paraît énorme, à peine vivant. Ce pourrait être une bête morte à la dérive. Un accessoire de cinéma en caoutchouc peint, affublé d’yeux en verre.
Elle hésite à se servir du dard électrique, elle craint d’augmenter les troubles d’orientation de la bête. Mieux vaut essayer de l’appâter avec des leurres. Elle tire un premier poisson mécanique en direction de la cage. La bestiole fuse dans un jet de bulles et commence à répandre son fumet. Le « tigre » paraît intéressé, il corrige sa trajectoire. Peggy fait signe à Wong qu’il faut maintenant le prendre en filature. Malheureusement, au bout d’une vingtaine de mètres, le squale se désintéresse du leurre mécanique qu’il a jugé trop petit. Il amorce un lent demi-tour. On dirait un avion qui vire sur l’aile pour se préparer à piquer. La jeune femme active le brouilleur et fait glisser dans sa paume le fusil à lumière pour flasher le « tigre » s’il s’approche un peu trop. Les ondes magnétiques ne semblent pas trop le désorienter. Passée la première surprise, le gros requin rayé a retrouvé son aisance. Peggy se laisse surprendre par la vitesse de l’attaque. Une fraction de seconde plus tôt le requin semblait encore loin, une fraction de seconde plus tard il est là, la bousculant, son nez cognant la bouteille d’air comprimé. L’impact est si violent que la jeune femme lâche le fusil à lumière et le réservoir à leurres mécaniques. Si elle n’était pas obligée de serrer l’embout entre ses dents, elle se mettrait à hurler de terreur. Elle s’oblige à ne pas céder à la tentation de nager de manière désordonnée. Elle se ramasse en boule pour faire corps avec le massif de corail. Lorsqu’on cesse de bouger, il arrive que le requin se désintéresse de vous. Parfois.
Elle perçoit des éclairs de flash. C’est Wong qui mitraille l’animal. Le « tigre » prend du champ. Quand il l’a frôlée, tout à l’heure, la jeune femme a parfaitement distingué un hameçon fiché dans sa lèvre inférieure. Elle est certaine qu’il s’agit de l’un de ceux que Brandon a fixés au container. Le cylindre est bien là, dans l’estomac du « tigre », amarré à son système digestif par un réseau de crochets en toile d’araignée, trop petits pour le blesser grièvement, suffisants pour empêcher que le container ne soit expulsé avec les fèces au terme de la digestion.
« On n’y arrivera jamais », pense-t-elle en se stabilisant. Son cœur fait un bruit horrible dans ses oreilles. Un vrai tambour en folie. Le coffre-fort vivant veut la dévorer, c’est évident. Wong a beau tirer de nouveaux poissons mécaniques suintant la triméthylamine, le monstre pointe son nez vers Peggy. Les leurres passent devant lui dans un nuage de bulles sans qu’il daigne les apercevoir. Hélas, s’il reste sans effet sur le « tigre », le fumet de poisson a attiré les autres squales. Peg les voit se dessiner dans l’eau trouble. Deux requins-taureaux se rapprochent, mis en appétit. Elle fait signe à Wong d’actionner son brouilleur et de chercher refuge dans l’une des niches individuelles de protection qui trouent le massif de corail. Elle n’a pas le temps de s’assurer qu’il a compris car le « tigre » les sépare. Perturbé par l’action des brouilleurs, il a mal calculé sa trajectoire et se contente une fois de plus de heurter la jeune femme. Le coffre-fort aux dents tranchantes la frôle dans un grand brassement d’eau. Le container est là, entre ses flancs, à l’abri dans son estomac, hors d’atteinte. Difficile de fracturer une telle chambre forte sans y laisser un membre !
La panique s’empare de Peggy. Elle a peur que le Japonais tire dans sa direction des cartouches au CO2, et la blesse à la place du requin. Elle ne veut pas sentir son estomac exploser sous la dilatation du gaz brusquement libéré. Elle s’enfuit, elle nage de toutes ses forces, persuadée que les mâchoires du « tigre » vont se refermer sur ses jambes qui battent l’eau. On ne sent rien, paraît-il, quand les dents d’un squale vous amputent… Larker Boyett le lui a maintes fois expliqué. Pas de douleur. Seulement un grand choc. Comme si on était heurté par un véhicule. Ce n’est qu’en regardant derrière soi qu’on voit la bête s’éloigner avec vos jambes en travers de la gueule. On réalise alors qu’on est en train de se vider, et qu’on va probablement mourir d’hémorragie avant même d’avoir eu mal.
Sans le brouilleur qui perturbe le système de visée du squale, elle serait déjà amputée jusqu’aux hanches. Un tourbillon liquide lui apprend que le « tigre » vient encore une fois de la manquer de peu. Instinctivement elle arrache la goupille de l’étui de shark chaser fixé à sa ceinture. Elle n’a aucune confiance dans ce concentré d’acétate de cuivre largement utilisé pendant la Guerre du Pacifique mais elle ne sait plus à quel saint se vouer. La poudre se dilue, l’enveloppant d’un halo qui diminue encore sa visibilité. C’est alors que l’incompréhensible se produit. Le shark chaser, au lieu de provoquer la fuite des requins, semble au contraire les attirer de tous les coins de la réserve. Les voilà soudain qui pointent le museau, jaillissant du brouillard de vase, alléchés, prêts au carnage. C’est absurde. Au pire, la solution répulsive n’a aucun effet sur les squales, mais jamais jusqu’à présent elle n’a provoqué leur arrivée !
Peggy regarde autour d’elle. Elle est toute seule, elle a perdu Wong de vue. Elle prend enfin conscience d’une anomalie. Le halo qu’elle a libéré est rouge, d’un rouge brunâtre… or le shark chaser est d’habitude noir. Jadis il était jaune, mais on a opté pour un nouveau colorant quand on s’est rendu compte que les teintes vives attiraient les squales. Noir… pas rouge !
Quelque chose ne va pas. Elle comprend enfin qu’elle n’a pas libéré un répulsif mais du sang déshydraté. Probablement du sang de bœuf lyophilisé utilisé dans l’industrie agro-alimentaire, et qui est en train de se diluer dans l’eau comme n’importe quel café en poudre de supermarché. Elle ne pouvait pas faire pire ! C’est comme si elle avait sonné la cloche pour avertir les requins que le dîner était servi.
Il ne peut pas s’agir d’une erreur d’empaquetage. Quelqu’un a opéré une substitution. Mais qui ? Boyett ! Bien sûr ! Boyett ou l’un de ses sbires ! Ils ont dû acheter la complicité d’un livreur et remplacer les répulsifs par des cartouches bourrées de sang déshydraté, histoire de montrer aux amis des requins l’effet que ça fait d’avoir la mort aux trousses.
La jeune femme purge son gilet stabilisateur et plonge vers le trou de protection, le Néoprène lui colle à la peau. Elle a l’impression de nager dans du sirop d’érable ou de la gélatine. Jamais elle n’a été si lente. Ses doigts touchent enfin les gros barreaux d’acier inoxydable. Elle soulève le panneau, persuadée qu’une masse énorme se rapproche dans son dos. Elle se glisse dans la niche, rabat la grille sur sa tête. Au même instant, un museau gris heurte les barreaux de plein fouet, les tordant. Le ventre du requin racle le récif, projetant sur Peggy une fumée de débris coralliens. La vase emplit la cache et, pendant une longue minute, la jeune femme ne peut même pas voir si la grille est toujours en place. Elle n’ose lever la main de peur de se la faire arracher. Ratatinée au fond de la cavité, elle attend. Enfin, l’eau s’éclaircit. Le cadre d’acier avec ses gros barreaux est encore là. Mais les requins également. Ils vont et viennent, s’entrecroisent, très énervés par le fumet du sang dilué. Il n’y a rien à faire, sinon attendre que le taux de concentration s’affaiblisse jusqu’à devenir imperceptible… ce qui risque de prendre des heures. Inquiète, Peggy consulte son ordinateur de plongée. Il lui reste à peine 20 minutes d’air comprimé. Elle ne peut prévoir combien de temps elle va rester bloquée derrière la grille protectrice.
De l’autre côté des barreaux, les squales l’observent. De temps en temps, l’un d’eux fait un passage rasant, et l’on entend les denticules hérissant son épiderme crisser sur la grille, comme si on frottait l’acier avec de la toile émeri.
De près on s’aperçoit qu’ils sont constellés de cicatrices, leur peau est un fuselage de bombardier bosselé, portant les traces de dizaines d’impacts, de centaines d’affrontements anciens. Ce sont de vieilles torpilles perdues pendant la Guerre du Pacifique, et tirées par des sous-marins nippons, sur leur nez on peut lire la devise Dix mille années de vie pour l’Empereur… de vieilles torpilles devenues vivantes et toujours en quête d’un carnage à commettre. Elles veulent tuer… Elles ont été conçues pour cela. Entre les blessures, on distingue des parasites de toutes sortes, accrochés, enkystés, végétation hybride dans laquelle furètent les rémoras. Peggy a conscience de délirer ; c’est fréquent en plongée, le stress est démultiplié, les mélanges gazeux (pas toujours bien tolérés) ouvrent la porte du placard aux fantasmagories. En outre, elle souffre encore des séquelles de l’injection que lui a imposée Brandon. La dope amplifie ses angoisses, leur confère un tour hallucinatoire. Elle pense aux légendes polynésiennes : aux marins morts en mer qui vivent à l’intérieur des requins… Des cercueils… Des cercueils munis de nageoires et de crocs. Ils cherchent à engloutir un nouvel occupant, comme si leur passager actuel en avait assez de la solitude. Peggy se recroqueville. Les noyés la regardent au travers des yeux des squales… Ils l’étudient, se demandant si elle ferait une bonne compagne. Elle ne veut pas les rejoindre. Elle ne veut pas se retrouver couchée dans le ventre de la bête contre un matelot mort au siècle dernier qui voudra faire d’elle sa femme. Elle…
Assez !
Elle respire le plus doucement possible, pour résister aux fantasmes déclenchés par l’hyperventilation. Elle adopte un rythme de 6 respirations/minute en faisant systématiquement des apnées de 3 secondes à la fin de chaque expiration. Cette précaution lui permet de réduire sa consommation à 2 litres d’air par cycle respiratoire, c’est-à-dire de passer en dessous de la moyenne recommandée des 20 litres à la minute.
Lorsque sa bouteille sera vide, elle devra se résoudre à sortir ; on dirait que les requins le savent, et qu’ils attendent patiemment. Elle passe en revue les armes dont elle dispose, mais elle n’a plus rien. Elle a tout perdu au cours de sa fuite, quand le « tigre » l’a bousculée. Elle ne peut rien faire qu’attendre, tapie au fond de sa prison tandis que les squales montent la garde, allant et venant devant les barreaux. Elle ne sait pas ce qu’il est advenu de Wong. Une chose est sûre : il n’a pas été dévoré, sinon les requins ne s’occuperaient plus d’elle, le lieu du carnage les mobiliserait tous.
Elle se force au calme, l’œil fixé sur le chronomètre qui calcule automatiquement, en fonction de son débit actuel, le temps pendant lequel elle peut encore espérer respirer. L’estimation n’est guère encourageante, mais c’est qu’elle a consommé beaucoup d’oxygène pendant sa fuite. Elle hésite sur la conduite à tenir. Elle peut attendre d’inspirer son dernier centimètre cube d’air comprimé et tenter alors une sortie, en espérant que les squales se seront lassés d’attendre… Elle peut également sortir tout de suite, en abandonnant sa bouteille au fond, créant ainsi un tourbillon de bulles sur lequel se jetteront les bullsharks qui la guettent en ce moment… Avec un peu de chance le faisceau bouillonnant la dissimulera au regard des prédateurs. Elle connaît le formidable attrait qu’exercent les bulles d’air sur les requins. Ils s’en gavent tels des vieillards victimes de détresse respiratoire. Il faut choisir une stratégie… L’ordinateur miniature lui accorde un délai d’un quart d’heure. Rien ne lui assure que d’ici 15 minutes les requins auront fichu le camp. Elle devra alors remonter en catastrophe, sans la protection du nuage gargouillant… ou accepter de périr noyée derrière la grille de protection. Sans l’écran des bulles d’air elle constituera une cible magnifique pour les bullsharks en maraude.
Elle décide d’opter pour la première solution. Elle fait glisser son harnais. Une seconde, elle est tentée de se débarrasser de la cotte de mailles, mais c’est une protection qui lui sera utile si elle se fait happer au cours de la remontée. Elle remplit ses poumons, gonfle son gilet, puis crache l’embout et ouvre le détendeur à fond. Les bulles s’élèvent en un faisceau de perles brillantes, pareilles au mercure. Un jaillissement bruyant qui grimpe en droite ligne vers la surface. Peggy repousse la grille et s’élance de toute la puissance de ses cuisses. Les bulles l’enveloppent, l’habillent. Le fond du bassin est à 60 pieds, et elle a passé moins d’une heure immergée, il n’y a donc aucun palier à respecter.
Son visage crève la surface. Quelqu’un lui tend une gaffe. C’est Wong, agenouillé au bord de la piscine. Il l’aide à se hisser au sec. Peggy tremble de la tête aux pieds. Pendant deux minutes elle est incapable de parler tant ses dents s’entrechoquent.
— Je ne savais pas quoi faire, s’excuse l’Asiatique. Je suis remonté quand les requins se sont tous rués sur toi. Qu’est-ce qui s’est passé ? Je n’ai rien compris, j’ai cru à une manœuvre de diversion.
Peg lui explique. Le sang de bœuf à la place de l’acétate de cuivre. Il écarquille les yeux, interloqué. Il a entendu parler de Boyett, mais sans y prêter vraiment attention.
— J’ai failli y rester, halète Peggy. Je suppose que le but du jeu était de me montrer quel effet ça fait d’être poursuivi par un requin tueur.
— Le « tigre », coupe Wong qui craint de la voir s’embarquer dans une digression hystérique, on ne l’a pas eu…
— Je sais, siffle la jeune femme avec exaspération. Il va falloir y retourner, mais pas tout de suite. On va d’abord chasser l’odeur de sang qui flotte dans le bassin. Je vais activer le système de ventilation sous-marine. L’eau du large sera aspirée et prendra la place de celle qui stagne dans la crique. Les odeurs s’en iront.
— Ça va prendre combien de temps ?
— Une heure, au moins. Ça nous permettra de nous reposer. Quand le calme sera revenu, je lancerai le mannequin-nageur, ce sera notre dernière chance de capturer le « tigre ».
Elle titube en direction du hangar, se dépouille de sa combinaison de mailles et effectue les manœuvres qui conviennent sur le tableau de bord. Un grondement sourd se propage sous ses pieds. Les turbines se sont mises en marche, elles vont aspirer l’eau du large, établissant un mouvement de circulation aquatique au cœur du bassin.
Le processus déclenché, elle branche la bouilloire et prépare du café. Ses mains tremblent encore et elle répand la moitié de la poudre sur la paillasse de l’évier. À l’idée de se remettre à l’eau, elle a envie de vomir.
Elle s’assied sur une caisse et boit son café à petites gorgées. Wong est resté dehors, allongé au bord du bassin, les yeux fermés. Il a choisi un coin d’ombre, pour éviter que le soleil ne chauffe la cotte de mailles. Peggy s’applique à savourer la minute présente en se répétant : « Je suis en vie… je suis encore en vie… » Elle se fait l’effet d’un G. I. recroquevillé dans une tranchée et fumant une cigarette avant de remonter en première ligne. Elle a la tentation de se lever, de s’en aller sans plus s’occuper de rien, mais ceux qu’elle s’obstine à surnommer « les ninjas de caoutchouc » le lui permettraient-ils ?
Quand le voyant clignote, l’avertissant que le cycle de circulation d’eau s’achève, elle se dresse et rejoint Wong.
— C’est notre dernière chance, dit-elle. Il faut à tout prix que le « tigre » – et seulement lui – se lance aux trousses du nageur mécanique. S’il le met en pièces avant que le leurre pénètre dans la cage, nous serons dans de sales draps.
— Il n’y en a qu’un ? interroge Wong.
— Oui. Ces cochonneries coûtent cher. Ce sont des robots qui émettent de fausses pulsations cardiaques, ainsi que des phéromones de sang sexuel. Tout l’arsenal, quoi ! Rien n’a été laissé au hasard.
Elle se tait car parler la fatigue. Elle a conscience d’être en mauvaise condition physique. Angoisse, épuisement, elle réunit tous les paramètres pour succomber dans les prochaines minutes à un accident de plongée comme il s’en produit des dizaines sur les plages de Floride chaque année. Elle a ramené du magasin d’équipement de nouveaux fusils à lumière, des leurres… toute la panoplie du plongeur kamikaze.
— Allons-y, soupire-t-elle en se harnachant.
Quand elle est prête, elle se met à l’eau.
— Je vais accompagner le plongeur mécanique, explique-t-elle, de cette façon je pourrai fermer la cage dès que le « tigre » y entrera. Toi, reste en arrière et écarte les autres requins. Tu dois les décourager de participer à la course.
Wong se contente de hocher la tête. Peggy s’écarte du bord du bassin et localise à tâtons le câble qui sert de rail au robot. Ce filin a été l’objet d’interminables controverses entre les spécialistes du centre. Certains voyaient en lui un risque de blessure potentielle pour les pensionnaires qui viendraient à le heurter, c’est pourquoi on l’a peint en jaune. Les plongeurs chargés de la récupération des spécimens ont rétorqué, eux, qu’ils n’admettraient pas qu’on leur complique la tâche en les privant de l’appui du nageur mécanique.
La tête sous l’eau, Peg tente de mesurer la distance à parcourir, mais l’eau n’est pas assez claire aujourd’hui pour lui permettre d’apercevoir la cage.
Elle s’éloigne du bord. Le câble descend vers le fond en observant une pente de 25 degrés. Une fois le robot lancé, rien ne peut plus l’arrêter ni le faire revenir car il est équipé d’un système de propulsion autonome. Le grand danger, ce serait de le voir se bloquer à mi-course, s’immobiliser soudain à cause d’un ennui mécanique, car le « tigre » n’aurait alors aucun mal à le mettre en pièces. Si tout fonctionne comme prévu, le squale ne pourra pas rattraper le leurre, celui-ci est en effet équipé d’un système qui lui permet de régler sa fuite en fonction de la vitesse adoptée par son poursuivant ; grâce à cette astuce technique, le robot est assuré de se déplacer toujours plus vite que le prédateur l’ayant pris en chasse. En théorie, tout est parfait… En théorie seulement, car depuis son arrivée à la réserve la jeune femme a déjà assisté à la destruction de trois robots au cours d’opérations de capture. Les problèmes proviennent le plus souvent du câble sur lequel s’agglutinent les concrétions marines, les algues qui finissent par faire « bouchon » et bloquent la course du nageur mécanique.
Aujourd’hui elle n’a pas le courage de descendre au fond du bassin pour vérifier que le filin est bien propre. Elle sait qu’elle a tort, mais elle a trop peur de se trouver une fois de plus nez à nez avec un squale, elle veut raccourcir le plus possible sa durée d’immersion. Elle espère que la chance sera de son côté.
Elle voit la trappe s’ouvrir dans la paroi de la « piscine » ; un panneau coulisse dans un gros bouillon de bulles et le robot paraît. On lui a donné l’allure générale d’un nageur : un corps fusiforme nanti de quatre membres qui brassent la mer en cadence. Le bonhomme a été recouvert d’une peinture jaune criarde se voyant de très loin, même dans l’eau trouble. Il se met à glisser sur le fil en ronronnant. Dès sa mise en marche, il a commencé à émettre des sécrétions diverses, toutes connues pour aiguiser l’appétit des squales. Peggy repère un tourbillon, Wong vient de plonger. Il reste plaqué contre la paroi du bassin, un fusil électrique à la main. Peggy devine qu’il aurait préféré une méthode plus expéditive : tuer le « tigre » au moyen d’une charge explosive par exemple, mais ç’aurait été trop risqué. La bête aurait été mise en charpie et achevée par ses congénères. Dans le tumulte qui aurait suivi personne n’aurait pu voir ce que devenait le cylindre d’aluminium où est cachée la fiole… Un autre requin l’aurait probablement avalé, comment le retrouver alors ? En tuant un par un tous les squales de la réserve ? Non, la seule bonne méthode est celle choisie par Peggy, même si elle paraît de prime abord plus complexe.
Le robot poursuit sa descente, lentement. Il n’accélérera qu’une fois son poursuivant détecté. Peggy localise des ombres en mouvement à travers le brouillard laiteux des organismes marins en suspension. La chasse est ouverte. Elle est maintenant trop loin de Wong pour distinguer ce qu’il fait. Saura-t-il se débrouiller ? Elle vient à peine de se poser la question que le « tigre » jaillit du néant, trouant la brume opalescente du plancton à la dérive. Aussitôt le radar de poursuite du robot le repère et procède à un ajustement de sa vitesse. Le nageur mécanique accélère sa descente. Peggy s’éloigne le plus possible, mais le « tigre » ne lui accorde aucune attention, les signaux émis par le leurre sont beaucoup plus puissants que les siens. Ils ont été calibrés pour faire croire au chasseur qu’il se trouve en présence d’un phoque blessé.
Tout se passe bien jusqu’à mi-course. C’est alors que la jeune femme note la présence d’un gros paquet de varech entortillé sur le câble. Le robot va être arrêté net par cet obstacle, et le « tigre » le rattrapera en trois coups de nageoires.
D’une détente des cuisses, Peggy se propulse vers le filin. Elle a tiré son poignard de plongée de sa gaine et utilise la lame dentelée pour sectionner le fouillis végétal, mais les algues sont gluantes, rebelles, le fil du couteau glisse à leur surface sans vraiment trouver le bon angle d’incision. Le câble vibre entre les mains de la jeune femme au fur et à mesure que le nageur se rapproche. Elle a presque fini d’élaguer le bouchon de varech… Dix secondes encore et… La tête du robot la frappe en pleine poitrine avec une force surprenante. Mais c’est que le « tigre » est en train de passer à l’attaque, l’ordinateur du leurre a enclenché la vitesse rapide. Touchée entre les seins, la jeune femme a la respiration coupée, le poignard lui saute des mains. Les bras du mannequin la giflent, lui arrachant presque son masque. Elle bat des pieds pour s’éloigner mais quelque chose l’empêche de prendre du champ. Elle ne comprend pas quoi.
Le tourbillon créé par les membres supérieurs du robot lui interdit de se pencher en avant, elle risquerait d’être assommée ou de voir la vitre de son masque voler en éclats.
C’est l’une des sangles du porte-bouteilles qui s’est coincée dans la superstructure du mannequin. À présent la jeune femme est liée au robot qui continue sa descente, la poussant devant lui tel un ludion. Elle ne peut rien faire pour se dégager ; sans le couteau il lui est impossible de trancher la courroie. Elle tâtonne pour trouver la boucle qui lui permettrait de se libérer du harnais, mais les battoirs du leurre ne cessent de la frapper, et elle doit conserver les bras levés pour amortir les coups qui pleuvent sur ses épaules, son cou, son front. Si elle ne le faisait pas, elle serait assommée.
Elle se sent emportée, prisonnière du mannequin qui file droit vers la cage, le « tigre » à ses trousses. Peggy réalise que, si elle ne se libère pas très vite, elle va finir victime de son propre piège : le robot va l’entraîner avec lui dans la cage, et le requin s’engouffrera à leur suite. Dès que le leurre s’immobilisera en bout de course, le « tigre » se jettera dessus pour le mettre en pièces, et Peggy finira comme le malheureux nageur de plastique, sous les coups de mâchoire du squale.
Elle voudrait que Wong vienne à son secours, elle se tord le cou sans parvenir à le voir. Où est-il ? En arrière sans doute, occupé à disperser les requins indésirables… Peggy se débat. L’une des pales du robot l’atteint en plein visage et elle perd son embout. Une douleur fulgurante lui traverse le nez, comme si on venait de la frapper avec une pagaie. En arrière-plan elle entrevoit la masse du « tigre » qui plonge selon un angle de 20 degrés dans le prolongement du câble. Elle est emportée, à demi assommée, du sang se répandant en efflorescences rougeâtres autour de sa tête. En regardant par-dessus son épaule, elle distingue les contours de la grande cage de métal brillant. Le robot va l’y pousser en premier, comme un bulldozer refoulant une souche d’arbre. Elle n’aura pas eu le temps de se dégager que le requin entrera déjà à sa suite, bouchant tout l’espace, interdisant toute sortie. Elle se retrouvera acculée au fond du piège, liée au mannequin comme à une gueuse de fonte. La gueule du squale lui fermera l’horizon, et la dernière chose qu’elle verra sera ce trou noir atroce, bordé de dents crénelées… Une vision semblable à celle qui doit hanter les cauchemars de Larker Boyett depuis son accident. Elle suffoque, à court d’oxygène, elle doit lutter pour récupérer l’embout… Où est Wong ? A-t-il décidé de la laisser se débrouiller toute seule ? Pense-t-il que deux appâts valent mieux qu’un ?
Elle se sent devenir folle. Malgré la mauvaise propagation du son dans l’eau, elle perçoit la vibration métallique du câble amplifiée par la chambre d’écho de la cage. Dans trente secondes, il sera trop tard, elle plongera au cœur de la nasse en compagnie du robot. La terreur la rend insensible aux coups. En dépit des gifles que lui assènent les battoirs du nageur mécanique, elle cherche la boucle du harnais. Les coups pleuvent, lui écrasant les phalanges. Elle se mord les lèvres, se griffe le ventre. L’attache cède enfin. Brusquement, elle est libérée du piège du harnais. La bouteille d’air comprimé se détache de ses omoplates. Elle inspire une dernière goulée d’air, l’embout lui est arraché de la bouche, manquant de lui casser les dents. Elle s’écarte d’une détente des jambes. Ses fesses frôlent les barreaux de la cage. Lancé à 70 km/h, le requin passe à 50 centimètres de ses palmes et s’engouffre dans la nasse à la poursuite du leurre. Il paraît énorme à la jeune femme. Elle a l’impression qu’il ne tiendra pas tout entier dans la cage. Dès que la nageoire caudale a franchi le seuil du piège, Peg arrache la goupille qui commande la fermeture de la porte. Le vantail s’abat, tel le couperet d’une guillotine. De l’autre côté des barreaux, le « tigre » ne s’est encore rendu compte de rien, il s’acharne sur le mannequin, le déchiquetant. Probablement s’étonne-t-il de trouver si peu de goût à cette viande dont le fumet semblait pourtant si prometteur ? Avant de remonter, Peggy déclenche le brouilleur de champ magnétique installé sur le dessus de la cage, cela perturbera suffisamment le fauve pour l’empêcher de donner des coups de queue contre les barreaux. Elle remonte, les poumons au bord de l’explosion. Elle a à peine fait surface que Wong se matérialise à ses côtés. Il l’aide à se hisser sur le chemin de ciment bordant le bassin.
— Bon sang ! grommelle-t-il une fois qu’il a repris son souffle, j’ai bien cru que tu allais te laisser enfermer dans la cage avec ce salopard.
Peggy s’écarte pour vomir. De la bile coule de ses lèvres. Elle se sent aux frontières de l’évanouissement. Wong reste à l’écart pour lui laisser le temps de reprendre ses esprits.
— Qu’est-ce qu’on fait de lui, maintenant ? demande-t-il enfin. On pourrait hisser la cage sur le bord du bassin et le laisser crever à l’air libre, non ?
— Non, souffle la jeune femme. Il y aura fatalement quelqu’un pour l’apercevoir et donner l’alarme. Tu veux te retrouver assiégé par tous les écolos de Key West ? Il faut donner à l’opération l’allure d’un prélèvement scientifique… De toute façon, la cage serait trop lourde pour la grue, surtout avec le requin à l’intérieur qui se débattrait comme un furieux dès qu’on le sortirait de l’eau… Non. Il faut replonger, le chasser à coups d’aiguillon dans le tunnel qui mène au container de capture. C’est alors, seulement, qu’on pourra le hisser au sec.
— Ça ne finira donc jamais ! grogne le Japonais. J’ai l’impression de patauger dans ce bassin depuis un mois.
Peggy juge inutile de répondre, elle est vidée elle aussi, mais il faut aller jusqu’au bout. Elle désigne la grue installée en bordure de la piscine.
— Tu vas t’en occuper, dit-elle. C’est facile. Dès que la lumière rouge s’allumera sur le tableau de bord, tu n’auras qu’à enclencher le treuil, l’aquarium en fer contenant le requin sortira de l’eau. Tu verras, ça ressemble à un cercueil géant de 4 mètres sur 2. C’est lourd, et trop étroit pour qu’un requin y survive longtemps si on ne le relie pas immédiatement à un circuit d’oxygénation. Les types du labo surnomment ce truc la « baignoire ».
— Combien de temps mettra-t-il à crever ?
— Je ne sais pas, je n’ai jamais eu à affronter ce type de situation, je ne suis qu’une concierge. Si on vidange le container, je suppose que le « tigre » mourra très vite.
Peggy entre dans le hangar pour se rééquiper une nouvelle fois. Elle songe qu’elle a déjà perdu deux bouteilles au fond du bassin et qu’elle aura du mal à expliquer cela à ses employeurs. Elle n’est pas censée plonger au milieu des requins. Elle a seulement été engagée pour tenir les lieux propres et pour nourrir les squales, rien de plus. Le reste est l’affaire des spécialistes du laboratoire dont elle ne fait pas partie. Elle ricane nerveusement. Inutile de s’inquiéter, puisqu’elle est grillée de toute manière. On ne lui pardonnera jamais la disparition du « tigre », une bête dont on a dopé la production de squalène afin d’obtenir de meilleurs implants pour les greffes tissulaires réservées aux grands brûlés. Que pourrait-elle inventer pour sa défense ? Qu’il a sauté par-dessus le filet pour prendre le large ? On ne la croira jamais. On la soupçonnera probablement de s’être laissé acheter par un laboratoire concurrent.
Elle soupire. Elle verra cela le moment venu. Le comble serait qu’elle se retrouve en prison sous l’inculpation d’espionnage industriel !
Quand elle sort, Wong est déjà installé aux commandes de la grue, se familiarisant avec les leviers.
— J’y vais, lui lance Peggy. Rappelle-toi, quand la lumière rouge s’allumera… tu sors la baignoire de l’eau, tu fais pivoter la grue et tu la déposes au bord du bassin. Okay ?
— Okay.
Elle s’assied au bord de la piscine et se laisse glisser dans l’eau, à la verticale de la cage. Le requin est toujours là, perturbé par le brouilleur de champ magnétique. La jeune femme est décidée à faire vite. Comme un dompteur, elle passe la pointe du dard électrique entre les barreaux et pique le squale dans la région des organes sexuels. La décharge propulse le « tigre » en avant, vers le tunnel d’arceaux menant au container où il se retrouvera finalement incarcéré. L’opération se déroule sans anicroche. Trois décharges suffisent à convaincre le squale de pénétrer dans la « baignoire ». Dès qu’il s’y engouffre, Peggy ferme la trappe d’accès, et presse l’interrupteur qui saille sur un pilier fiché dans la vase. C’est le signal destiné à Wong. Là-haut l’ampoule s’est allumée. Le treuil va maintenant arracher la longue boîte à la vase du fond. Dès que la nasse de métal commence à s’élever, Peggy verrouille l’écoutille par laquelle le requin est entré, puis elle s’écarte en priant pour que le câble ne casse pas…
Avec un réel soulagement, elle voit la « baignoire » monter vers la lumière palpitante de la surface, puis sortir de l’eau… Elle peut remonter. Elle en a plus qu’assez des requins et des combines de Monsieur Wong.
Au moment où elle prend pied sur le rebord du bassin, quelque chose la frappe à la tête. Elle n’a pas le temps de comprendre ce qui se passe. Une ombre a surgi de derrière la grue. Une ombre qui tenait un objet métallique à la main. Les gouttes d’eau ruisselant sur son masque ne lui ont pas permis d’en voir davantage. Elle tombe, le nez sur le ciment. Et ses lunettes de plongée se fêlent sous le choc.
Elle perd connaissance.